Norbert Elias : discipline(s) et civilisation en question

Norbert Elias : questionner discipline(s) et civilisation

 

 

Norbert Elias, sociologue reconnu après des décennies de traversée du désert, débuta dans cette discipline à l’université de Francfort, entre 1930 et 1933, après un premier cursus en médecine. Il y fut en interaction forte avec l’école de Francfort et la psychanalyse, tout en gardant une place singulière, car critique des théories freudiennes, ainsi que du marxisme dont s’inspirait l’école de Francfort.

Juif allemand, il vit alors, comme beaucoup d’autres, l’effondrement soudain de ses espoirs de carrière, et dût s’exiler en 1933. Il a donc produit l’essentiel de ses publications à plus de soixante-dix ans, à l’époque de sa reconnaissance très tardive au cours des années 1970.

 

Au-delà de Freud est une édition de cinq textes qui, par leur mode d’écriture ou leur destination, sont tous au départ oraux : transcription d’un cours de psychologie sociale dispensé par Norbert Elias (« Le domaine de la psychologie sociale », 1950), conférence auprès de l’Association royale médico-psychologique (« sociologie et psychiatrie », 1965),  conférence grand public à l’occasion de l’année internationale de l’enfant (« La civilisation des parents », 1979), conférence inaugurale du 17e congrès européen de recherche psychosomatique (« Civilisation et psychosomatique », 1988). Le dernier texte, « Le concept freudien de société et au-delà », un peu à part, est issu d'un important travail de recomposition effectué par Marc Joly. Ce manuscrit constituait le dernier projet de livre, laissé inachevé, sur lequel Norbert Elias, âgé alors de 93 ans, travaillait encore, en 1990, durant les derniers jours de sa vie. Ce manuscrit de 133 pages fut entièrement dicté par Elias, car il était alors devenu presque aveugle, à des assistants, d’où son caractère ardu.

Et c’est finalement l’ensemble des thèmes majeurs de l’œuvre d’Elias que l’on retrouve via ce recueil de textes jusqu’alors inédits.

 

Quand les disciplines se rencontrent : situation.

 

C’est à partir de l’exemple de l’enseignement dans une classe, qu’Elias développe devant ses étudiants la notion de situation, qui s’oppose à la notion d’abstraction. Et l’objet de la psychologie sociale est pour Elias de comprendre les individus non de façon abstraite, mais comme personnes réelles prises dans une situation concrète. Par exemple, la situation d’être élève ou enseignant dans cette classe-là, qui constitue un groupe singulier, identique à aucun autre. Dès lors, il critique la psychologie lorsqu’elle s’imagine pouvoir étudier les individus via leurs comportements lors d’expériences en laboratoire. Peut-on réellement comprendre ces individus indépendamment de leurs relations concrètes avec autrui ? Pour Elias, la réponse est non. Le laboratoire n’est-il pas, d’ailleurs, un lieu de relations sociales particulier avec des « autrui » en blouses blanches ?

 

Et les chercheurs eux-mêmes sont pris, en permanence, dans des situations. C’est sous cet angle qu’Elias nous propose d’étudier les problèmes concrets rencontrés par l’interdisciplinarité. Angle qui diffère légèrement de celui d’un Pierre Bourdieu, par son inflexion plus situationnelle que la théorie des champs qui constitue quant à elle déjà une modélisation, plus abstraite puisque s’inspirant d’approches économiques[i]. Elias part du constat que, malgré la vogue du terme « interdisciplinaire », il existe en pratique des difficultés structurelles pour la mise en œuvre réelle de cette interdisciplinarité, très peu étudiées y compris par la sociologie. Ces difficultés sont des conséquences de la spécialisation scientifique croissante. D’où l’importance, précise Elias, d’étudier les relations entre les différents groupes professionnels auxquels appartiennent les chercheurs.

En effet, ces chercheurs s’identifient, au sens psychologique du terme, à leur profession, et acquièrent ainsi des caractéristiques professionnelles communes qui feront partie intégrante de leur personnalité individuelle. Le groupe professionnel constitue donc un des groupes par rapport auxquels ces individus peuvent dire « nous », remarque Elias.

Ceci implique que les caractéristiques individuelles particulières (le « je ») des protagonistes ne constituent pas la piste la plus pertinente pour comprendre ces situations. C’est en fait le « macrocosme »[ii] des groupes professionnels qui se projette dans les relations interindividuelles entre chercheurs, lorsque ceux-ci se rencontrent par exemple pour discuter de problèmes interdisciplinaires.

Et ces groupes professionnels sont, précisément, ici caractérisés par une hiérarchisation importante entre disciplines, liée aux réseaux concrets de chacune au sein des diverses institutions scientifiques et universitaires. Le caractère mouvant, extrêmement précaire, de cette hiérarchisation, induit une forte prégnance des luttes pour la reconnaissance, notamment entre disciplines émergentes et disciplines établies.

 

Elias s’intéresse alors au cas de disciplines qui jusque là n’avaient pas beaucoup de contacts institutionnels. Chacune dispose d’un cadre théorique propre, et aussi de traditions propres (méthodes d’enseignement, de recherche, vocabulaire technique…). Et en particulier, leurs cadres théoriques explicatifs respectifs risquent d’entrer en conflit pour expliquer le réel. Quant au vocabulaire technique, son rôle étant précisément de construire la frontière du groupe professionnel vis à vis des outsiders, il sera également un enjeu important lors de la rencontre entre disciplines.

Elias remarque enfin que chaque discipline prend la facette de l’être humain qu’elle étudie pour l’être humain entier, qu’il s’agisse de « l’homo economicus », ou bien encore de « l’homo biologicus », de « l’homo psychiatricus », « sociologicus », ou de tout autre pan du réel. Ce qui manque alors, pour Elias, c’est une vision synthétique regroupant ces différentes facettes.

 

La psychosomatique : entre médecine et sciences sociales

 

Un exemple d’interdisciplinarité est la psychosomatique. Particulière, précise Elias, car bien qu’il existe une unité, une interdépendance de toutes les disciplines scientifiques ayant l’être humain pour objet, la médecine occupe une place particulièrement différenciée par rapport aux autres sciences de l’Homme. Elle étudie les êtres humains en ce qu’ils ont d’invariant, cependant que autres sciences humaines les étudient dans ce qui varie, évolue, chez eux. De ce fait, nous pensons, spontanément, les désordres psychosomatiques comme universels, car ils relèvent de la médecine. Mais précisément, Elias s’emploie à montrer qu’ils sont au contraire très liés aux évolutions de la société. Beaucoup plus que ne l’est, pas exemple, une malformation cardiaque congénitale.

Les troubles psychosomatiques sont en fait à la charnière de la médecine et d’autres sciences humaines. Et puisque les difficultés sources de troubles psychosomatiques ne sont pas des maladies, bien qu’elles puissent en provoquer, Elias affirme qu’il est impropre de les conceptualiser comme si elles étaient des maladies. Il propose, pour combler ce vide conceptuel, de parler ici de « difficultés de l’habitus social de la personne ».

 

Pour montrer le lien fort entre désordres psychosomatiques et évolutions de la société, Elias part d’une critique de la notion d’instinct d’agressivité, développée par des théoriciens tels Freud ou Lorenz Cette notion laisse penser que la tendance à s’en prendre aux autres serait une pulsion. En réalité, explique Elias, ce qui existe, c’est une réaction d’alarme, probablement génétiquement déterminée : le stress. Il prépare automatiquement, en cas de danger, l’organisme au combat, mais également à la fuite. Elias fait alors l’hypothèse que certains individus sont en permanence dans cet état physiologique de stress, de façon inadaptée, ce qui engendre une situation où l’organisme est physiologiquement préparé à fuir ou attaquer, mais ne peut le faire. D’où la variabilité des troubles psychosomatiques, et en particulier leur augmentation avec le processus de civilisation. En effet, ce dernier interdit, de plus en plus, à mesure de son déroulement, d’infliger des violences à autrui : le stress inadapté sera évacué via l’autoagression, qui, elle, n’est pas interdite. Or les troubles psychosomatiques comportent précisément un fort élément d’autoagression. Une échappatoire importante à cet inconvénient du processus de civilisation réside, selon Elias, dans les loisirs constituant des simulacres de luttes (jeux, sports…), qui apportent les mêmes avantages en termes d’évacuation des tensions, que les « vraies » luttes sans merci, mais sans mise en péril de soi ou des autres.

 

Freud : une vision datée de la société

 

L’idée d’instinct d’agressivité permet aussi d’entrer dans la théorie sociale freudienne, et, partant, dans sa critique par Elias.

Pour Freud, les êtres humains sont avant tout des individus émergeant de familles. Elias  remarque que la société, lorsqu’elle existe dans ses analyses, n’y est présente que comme masse, soumise à un leader unique. Il n’y a aucune perception chez lui de l’existence de structurations sociales plus complexes. Nous pouvons ajouter que ce schéma, « masse soumise à un leader unique », n’est pas sans faire penser, précisément, à son explication des origines des sociétés humaines : le mythe du père originaire et de sa horde primitive.

Ce père régnait, de façon absolue, sur la horde de ses fils, qui, excédés par son despotisme, finirent par organiser entre eux son meurtre, puis s’entendirent sur un schéma de régulation de leurs relations afin de ne pas déboucher sur des tensions fratricides. Notamment, pour l’accès aux femmes de la horde, auparavant monopolisé par le père.

 

Avec ce mythe de la horde primitive, Freud s’inscrit dans la suite des interrogations des théoriciens du « contrat social » (tels Hobbes, Rousseau…), qui posent la question du commencement de la société. Sa réponse est similaire aux leurs, par l’hypothèse d’une violence individuelle débridée au départ. Mais pour Freud, il s’agit d’une violence du père originaire contre tous, et non d’une violence de tous contre tous, remarque Elias. Et pour lui, Freud cherche des commencements là où l’on a en fait affaire à des processus sans commencements, les sociétés humaines s’étant formées par simple évolution des sociétés animales. La théorie de Freud, aussi bien que celles du contrat social, constitue donc, nous dit Elias, un mythe de genèse de l’humanité, et non une théorie scientifique.

 

Freud semble penser la condition du père originaire, cet archétype de l’individu aux pulsions non réprimées, comme étant la plus heureuse, ce qui est contestable pour Elias. À ces critiques, nous pouvons ajouter le caractère très androcentré du mythe fondateur freudien : les filles de la horde familiale sont absentes des interactions et des enjeux de pouvoir du groupe, hormis comme objets de convoitise des hommes. Et finalement, ne pourrait-il pas être intéressant d’examiner les similitudes entre cette horde primitive, et la famille patriarcale de la bourgeoisie viennoise de l’époque de Freud ? Nous aurions affaire alors, via ce mythe, à une naturalisation de la domination masculine (Thiers-Vidal, 2010), ici sous couvert de théorisation scientifique.

 

Théorisation scientifique qui, en outre, repose et débouche sur l’idée d’un antagonisme fondamental entre individu et société, à l’instar des autres théorisations (telles celles de Hobbes ou Rousseau) imaginant l’être humain comme un individu tout d’abord isolé, puis amené ensuite à élaborer un « contrat social ».

 

Sociologie et psychiatrie : critique du modèle de l’homo clausus

 

Elias tempère et conteste cet antagonisme. Il remarque pour cela que « l’autre », « la société » sont vus comme uniquement frustrant les désirs du « je », comme antagonique au « je », dans ces théorisations. Or, « l’autre », « la société », oppose-t-il, sont aussi le moyen nécessaire pour satisfaire ces désirs du « je ».

Il part du problème suscité par les binômes linguistiques de sens contraire, tels « individu/société », « jour/nuit », qui peuvent facilement donner l’impression qu’ils se réfèrent à deux objets différents, tels « fourchette/couteau ». Or, si la fourchette peut exister indépendamment du couteau, le jour n’existerait pas sans nuit. De même, l’individu n’existerait pas sans la société, et réciproquement. Elias fait d’ailleurs remarquer que le caractère indissociable du « nous » et du « je », transparaît dans les noms de personnes qui, en Europe par exemple, mêlent inextricablement niveau individuel, par le prénom, et groupal, par le patronyme, la désignation d’une personne s’effectuant par leur accolement. Et en fait, notre mode d’expérience individuelle de soi égocentré n’est pas universel, malgré sa naturalité pour nous : il existe différents équilibres possibles entre le « nous » et le « je », selon les sociétés et les époques.

Freud adhère, dans ses théories, à ce mode d’expérience individuelle de soi non questionné, qu’Elias désigne par le terme d’« homo clausus » : individu qui, telle la fourchette, se perçoit comme existant indépendamment du couteau, alias la société. Cette adhésion peut s’expliquer par le fait que Freud vient de la médecine, qui pense l’individu-organisme par opposition à son environnement. Mais pour Elias, cette opposition individu/environnement, qui est notamment celle de la psychiatrie, équivaut à la vision géocentrique de l’univers en astronomie. Aussi la soumet-il à une critique serrée, qui le mène à utiliser des concepts issus de la chimie, tels « valence » ou « configuration », pour étayer la révolution copernicienne qu’il propose ici d’effectuer.

 

Selon sa théorisation, chaque être humain est, au contraire, fondamentalement en interdépendance avec les autres via des « valences », notamment affectives, constituant ainsi avec eux une configuration :

 

« Au cours de son existence, chaque être humain est relié aux autres de multiples façons [par ces valences]. Quand ces liens se dissolvent, l’être humain s’appauvrit en tant que personne et dépérit également. Les seuls êtres humains auxquels on pourrait appliquer la conception de l’homme comme système fondamentalement clos [homo clausus] sont certains types de personnes souffrant de psychoses sévères. » (Elias, 2010, p 61).

 

Nous disposons donc de valences ouvertes, prêtes à se joindre à celles d’autres individus selon un schéma dont les fondements ont été posés par l’expérience affective de la prime enfance, et évolutif en fonction des expériences ultérieures, via le transfert (au sens psychanalytique de ce terme[iii]).

                       

Pour Elias, la libido freudienne est une valence, mais, et c’est là encore une critique de la théorie freudienne, parmi bien d’autres sortes de valences affectives : d’amitié, de rivalité, de contacts professionnels ou de loisir, etc. Ce qui débouche sur l’importance des émotions dans les liens sociaux, et donc des émotions comme objets d’étude.

Or, cependant que l’homo sociologicus est caractérisé par un manque d’attention aux valences affectives dirigées d’une personne vers une autre, type de lien trop proche du domaine de la psychologie, l’homo psychiatricus apparaît isolé de ses valences, réduites à un « environnement » extérieur à l’individu. Pourtant, sans ces liens affectifs, peu étudiés car ainsi situés à la charnière entre deux disciplines, aucune société humaine ne serait possible.

 

Désessentialiser les concepts psychanalytiques freudiens

 

Outre sa critique de l’homo clausus, et de la réduction des valences à la seule libido, Elias questionne ce qu’il résume sous le terme d’autorégulation pulsionnelle.

L’autorégulation pulsionnelle regroupe le moi, qui a pour tâche d’accorder les pulsions et la réalité, et le surmoi, qui a pour tâche d’accorder les pulsions aux normes sociales et tabous. Alors que pour Freud, les formes répressives d’autorégulation pulsionnelle semblent constituer la forme la plus universelle d’autorégulation, Elias remarque l’importance des autres défenses psychologiques, telles le déplacement et la sublimation. Il en déduit que l’erreur de Freud, probablement due au fait que, médecin, soignant, il s’est intéressé surtout aux types de régulation pulsionnels pouvant être origines de névroses, est d’avoir à peine conceptualisé la fonction générale de l’autorégulation pulsionnelle. Or, remarque Elias, l’autorégulation a une fonction intrinsèque dans la régulation des individus eux-même, puisque sans elle, ils seraient à la merci de leurs pulsions débridées, comme des nourrissons géants et donc dangereux pour eux et autrui. Ou encore, comme le père de la mythique horde primitive...

Finalement, là où Freud oppose les pulsions-nature à la société-répression-culture, le potentiel de régulation des pulsions s’avère, selon Elias, tout autant inscrit dans la constitution biologique des individus que les pulsions elles-mêmes. C’est d’ailleurs là, selon lui, tout l’intérêt, également, de la notion d’inconscient, car entre l’inné (instinct) et l’acquis (apprentissage), il constitue une troisième voie, désignant des mécanismes coercitifs qui ne sont pas fixés chez l’individu de façon innée, mais sont des « mécanismes acquis ».

Ainsi, l’état de nature et l’état de culture, pour l’être humain, ne s’opposent pas, puisque la nature de l’être humain exige son façonnement par ses semblables, c’est à dire l’incorporation d’une culture donnée.

 

Et ce qui manquait à Freud, selon Elias, c’était la compréhension que ces instances sont, en outre, non seulement des aspects de l’habitus individuel, mais aussi de l’habitus social d’une personne. Ainsi, moi et surmoi différencient non uniquement les individus entre eux, mais également la majeure partie des membres d’un groupe de la majeure partie des membres d’un autre groupe. Thèse qui semble très proche des théorisations autour de la « personnalité de base » partagée par tous les membres d’une société donnée, des anthropologues culturalistes. Mais Elias ne les a, semble-t-il, jamais rencontrés, ce que l’on peut regretter pour les uns et les autres, ainsi que pour nous qui en sommes les héritiers.

 

Enfance des enfants, enfance des sociétés et processus de civilisation

 

Et pour Elias, il existe une variabilité considérable de cet habitus social, c’est-à-dire de la structure psychologique de la personnalité individuelle, selon le type de régime sous lequel vivent les individus. Il existe donc une variabilité considérable des modèles de répression psychique, ce qu’il illustre par l’étude de l’évolution de la position sociale des jeunes filles non mariées entre l’époque de Freud et la fin du 20e siècle. Le passage d’un système inégalitaire à un système plus égalitaire pour les relations entre hommes et femmes a ainsi fait baisser fortement le nombre de cas d’hystérie parmi les femmes « bourgeoises », qui constituaient précisément la majeure partie de la patientèle de Freud, et donc la base de sa théorisation psychanalytique.

 

Mais cette variabilité ne constitue pas une simple diversité, comme ce serait le cas pour les anthropologues culturalistes : elle s’inscrit dans un processus de civilisation. Ce processus de civilisation consiste, dans la théorie d’Elias, en une domestication des pulsions, effectuée progressivement, sur de très longues périodes. Par exemple, la découverte de l’enfance, qui fait partie, pour lui, de ce processus, a débuté avant le 14e siècle, où Philippe Ariès (1960) situe ses commencements, et n’est pas encore achevée aujourd’hui. Nous sommes actuellement, nous dit Elias, dans une période de transition, donc pleine de paradoxes, entre un ordre ancien, où les parents étaient dotés d’un pouvoir absolu et indiscuté, et un ordre moins inégalitaire, où l’on accorde une marge de décision importante aux enfants.

 

C’est à partir de la Renaissance que, progressivement, ces derniers sont ainsi extraits du monde des adultes et isolés en un « îlot de la jeunesse ». Auparavant, un prince de 12 ans pouvait fort bien commander une armée : le processus de civilisation étant plus court qu’aujourd’hui, le « fossé » entre enfance et âge adulte était moins long à franchir, selon Elias. Franchissement qu’il théorise d’ailleurs comme constituant un processus de civilisation individuel vers l’âge adulte. D’un ethnocentrisme ici patent, il ajoute un comparatif entre les jeux enfantins chez les inuit, exemple selon lui de « société simple » contemporaine, et les jeux dans notre société « complexe ». Comparatif qui prouve la différence de longueur du « fossé » entre enfants (à civiliser) et adultes (civilisés) dans l’une et l’autre société. Ou bien l’influence sur Elias d’une sociologie qui, à la Max Weber, reconduit le « grand partage » entre sociétés « traditionnelles » et sociétés « modernes » (Goody, 2004) ?

 

Le processus de civilisation : une théorisation datée ?

 

À bien des égards, la théorie du processus de civilisation  apparaît ainsi critiquable : quid des sociétés sans État, dont Wee (1995) remarque que personne ne peut y revendiquer représenter « la société » comme un surmoi collectif et, sur la base de cette revendication, s’imposer sur les autres, par exemple sur les ou des enfants ? Quid, à l’inverse, des retours de violence dans notre propre société, tels la Shoah, qui se déroulait au moment même où Elias rédigeait La civilisation des mœurs et La dynamique de l’Occident, et où lui-même a perdu des membres de sa famille ? Quid de la libéralisation sexuelle contemporaine, alors que le processus de civilisation consiste en ce que des choses autrefois permises sont maintenant interdites ?

 

Justement, Elias apporte des précisions tout à fait nouvelles à ce propos, lorsqu’il évoque l’évolution de la situation des jeunes filles non mariées : cet assouplissement des normes sexuelles constitue en fait une poussée civilisatrice, car ici, sous des apparences de permissivité accrue, la moindre inégalité entre hommes et femmes a obligé, au contraire, chacun à plus d’autocontrôle vis à vis de l’autre.

En revanche, sa méconnaissance des sociétés « non complexes », non amendable ici, et trop courante en sociologie[iv], nous montre surtout le manque de réelles rencontres interdisciplinaires, dénuées d’impérialisme inconscient, entre sociologie et anthropologie.

Enfin, concernant la Shoah, Elias a tenté de penser la possibilité de mouvements de décivilisation, dans les Studien über die Deutschen. « Décivilisation » qui ressemble fort à la déculturation conceptualisée par Georges Devereux en anthropologie (1970), en réponse aux mêmes questionnements, sans se confondre totalement avec elle.

Mais ces tentatives restent-elles autre chose que, justement, des ébauches, des tentatives de pensée concernant un malaise dans la civilisation déjà pressenti par Freud ?

 

Outre ces questionnements, tous rédigés en français, il convient alors d’ajouter qu’en allemand, la langue de Freud et d’Elias, « Zivilisation » et « Kultur » parlent des rapports entre l’Allemagne et la France (Elias, 1939, 1976), et n’ont pas le même sens que le mot français « civilisation ». En outre, comment bien traduire depuis la langue germanique un titre tel « La dynamique de l’Occident », alors qu’en allemand, il existe trois concepts différents pour le terme « occident » (Prudhomme, 2010, p. 360) ? Norbert Elias, en allemand, n’employait pourtant, en outre, aucun de ces trois termes (« Westen », « Abendland », « Okzident »), mais « Zivilisation »…

 

Le processus de civilisation de Norbert Elias a beaucoup été discuté, critiqué, utilisé, suscitant parfois force polémiques. Un peu, peut-être, comme les écrits de Sigmund Freud. Écrits qu’Elias critique d’ailleurs ici avec finesse et respect : non tel une idole à utiliser comme argument d’autorité, ou bien à déboulonner à la Michel Onfray[v], mais comme un pair dont les théories peuvent et doivent être, simplement, discutées.

 

Certes critiquable par son évolutionnisme, son processus de civilisation nous garantit, dans le même temps, d’un relativisme culturel qui banaliserait toutes les abominations imaginables et, partant, nous empêcherait de penser l’existence de moments de déculturation. Affiné, mis en lien avec des théorisations proches à certains égards (Devereux, l’anthropologie culturaliste), et resitué dans son contexte d’émergence, ce concept de processus de civilisation pourrait, finalement, avoir une valeur heuristique importante pour penser en sociologie ou anthropologie ces moments de malaise dans la civilisation[vi], tels la Shoah, qui sont si difficiles à étudier pour ces disciplines. Peut-être sera-t-il en outre possible d’aller, ainsi, par une critique fine et respectueuse de ses concepts, au-delà d’Elias ?

Et quel meilleur hommage ?

 

 


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Nota : cet article était initialement prévu pour publication dans une revue pluridisciplinaire classée de rang A par l'AERES. Malheureusement, la jeune doctorante géographe chargée des retouches d'articles semble avoir été dans un climat de tension interne tel sur ses capacités de compréhension de notions étrangères à sa discipline, qu'elle n'a pas supporté se sentir "prise en défaut" sur un concept anthropologique. Aussi, alors qu'initialement, elle me demandait de modifier un ou deux passages, j'ai finalement reçu une nouvelle demande de modifications du texte, où il m'était demandé à chaque ligne, de citer la page d'où je tirais ces informations, et de faire des modifications dont certaines impossibles ou dénuées de sens. J'ai mis les numéros de page, et refusé de modifier ce qui ne pouvait l'être... la revue classée de rang A par l'AERES n'aura pas mon article, ceci n'ayant pas suffi à mon interlocutrice.
Finalement, il est pas mal là, sur mon site, cet article.

Je crois que mon site va devenir une forme de revue, à sa manière... les classements hauts placés de l'AERES semblant induire une "sale ambiance" dans certaines revues bien notées par ses soins.

 

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Bibliographie

 

Philippe Ariès, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.

 

Robert Boyer, « L'anthropologie économique de Pierre Bourdieu », In Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 150, décembre 2003. pp. 65-78.

 

Olivier Christin [dir], Dictionnaire des concepts nomades en Sciences Humaines, Paris, Editions Métailié, Coll. Sciences humaines, 2010.

Georges Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970.

 

Émile Durkheim, De la division du travail social, Les Presses universitaires de France, Coll. Bibliothèque de philosophie contemporain, Paris, [1897] 1967.

 

Norbert Elias, Au-delà de Freud, Paris, La Découverte, 2010.

 

Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Pocket, Coll. Agora, [1939] 1976.

 

Norbert Elias, La dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, Coll. Archives des sciences sociales, [1939] 1976.

 

Norbert Elias, Studien über die Deutschen. Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20 Jahrhundert, Frankfurt, Suhrkamp [1989] 1992.

 

Jacques Goody, « Elias et la tradition anthropologique », in Norbert Elias et l’anthropologie, nous sommes tous si étranges, [dir] Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat, Paris, éd. DL, Coll. CNRS anthropologie, 2004, pp 343 — 363

 

Jacques Goody, La raison graphique, Editions de Minuit, Coll. Le sens commun, 1979

 

Claude Levi-Strauss, Race et Histoire, Denoël, [1952] 1974


Léo Thiers-Vidal, De « L’Ennemi Principal » aux principaux ennemis.Position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination, Paris,  L’Harmattan, 2010.

 

Vivienne Wee, « Children, Population Policy, and the State in Singapore », in Children and the politics of culture, Sharon Stephens editor, Princeton University Press, 1995,

pp 184 — 217.

 

 

 

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[i] Voir Boyer, 2003, pour un panorama sur cette question chez Pierre Bourdieu.

[ii] « Macrocosme » et « microcosme » sont des éléments présents dans la kabbale juive. Elias cherche à les reprendre, en les dépouillant de leur mysticisme, afin de pouvoir les utiliser comme conceptualisations sociologiques.

 

[iii] Dans la théorie psychanalytique, chaque individu reproduit sans le savoir des émotions et des scénarios vécus au cours de l'enfance, puis refoulés dans l'inconscient. La cure psychanalytique agit via la réactualisation de ces mouvements psychiques anciens, en transférant sur l'analyste ces affects, positifs ou négatifs, qui associent amour et haine.

 

[iv] Ainsi, il existerait les sociétés « simples » et les sociétés « complexes », ou encore « à solidarité mécanique » par opposition à celles « à solidarité organique » (Durkheim, 1967), et, finalement, forçons le trait : « traditionnelles, primitives » par opposition à « modernes, occidentales ». Autant de lignes d'un « grand partage », mis en cause par Claude Levi-Strauss dès 1952 puis par Jack Goody en 1979 : les cultures dites « primitives », ou « simples », sont en réalité aussi complexes et évoluées que la nôtre.

 

[v] Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, Grasset, 2010

 

[vi] Ici aussi, le titre allemand, Das Unbehagen in der Kultur, suscite une traduction difficile en français, « Kultur » ne correspondant pas à notre « civilisation », mais à une réalité spécifiquement allemande en réaction à la « Zivilisation » rattachée, elle, à la France.